
Qu’entend-on par science ? Quand et comment naît une manière spécifique de connaître le monde ? Si, par science, nous entendons seulement les découvertes dans le domaine des applications mathématiques, de l’astronomie ou de la médecine, alors de nombreuses civilisations anciennes comme l’Egypte, Babylone ou la Chine possédaient déjà une richesse de connaissances. Si, d’autre part, le terme « Science » signifie un type de pensée, qui diffère de tous les autres types de méthodes de connaissance humaine, alors nous pouvons seulement dire que la pensée scientifique est née directement de la philosophie en Grèce antique.
Le monde de la science, aujourd’hui composé de nombreux champs d’études souvent très différents les uns des autres, et autant de champs d’application qui investissent, de façon de plus en plus omniprésente, nos vies, a son point de départ dans la philosophie. Sans le processus rationnel de la pensée logique, introduit dans l’histoire de l’humanité par les anciens Grecs, la science en tant que forme spécifique de connaissance n’existerait tout simplement pas. Chaque manuel d’histoire de la philosophie commence par la présentation des penseurs appelés « naturalistes » précisément parce qu’ils s’interrogeaient sur la nature (dans le sens de la réalité avant et fondamentale) et son origine, cherchant un premier principe dont dériver toute réalité. Les premiers naturalistes de l’histoire furent Thalès, Anaximandre et Anaximène qui, à partir d’une petite ville d’Ionia, au VIe siècle avant J.-C., commencèrent l’aventure de la pensée philosophique. Pour les Grecs de l’Antiquité, philosophie et science étaient donc synonymes : le philosophe était celui qui observait la nature pour essayer d’en comprendre les secrets. Les premiers philosophes, en effet, en plus de réfléchir sur le premier principe de toute chose et sur le sens de « tout », se sont consacrés à une série de mesures d’un type scientifique très avancé compte tenu des technologies disponibles à l’époque.
Les Grecs de l’Antiquité, avec l' »invention » de la philosophie, ont ainsi imprimé un caractère très particulier à la civilisation occidentale, qui a dirigé tout son développement historique, jusqu’à nos jours. L’amour, désintéressé par la connaissance, d’où naissent la philosophie et donc la science, part de l’émerveillement[1]. Aristote utilise le terme « émerveillement » pour désigner la source qui déclenche l’enquête face à un phénomène qui frappe, un véritable problème à résoudre :
…] Il s’avère que le nom qui fait l’objet de notre enquête fait référence à une seule et même science : il doit enquêter sur les premiers principes et les causes : en fait, même le bien et la fin des choses est une cause…[….] En fait, les hommes ont commencé à philosopher, maintenant comme au début, à cause du miracle. Dès le début, ils s’étonnèrent des difficultés les plus simples, puis, progressant progressivement, ils en vinrent à soulever de plus en plus de problèmes : par exemple, les problèmes concernant les phénomènes de la lune et ceux du soleil et des étoiles, ou les problèmes concernant la génération de l’univers entier. Or, ceux qui éprouvent un sentiment de doute et d’étonnement reconnaissent qu’ils ne savent pas ; (…) Ainsi, si les hommes ont philosophé pour se libérer de l’ignorance, il est évident qu’ils ont cherché la connaissance uniquement dans le but de la connaissance et non pour réaliser une utilité pratique[2].
Connaître, c’est donc connaître selon les causes ; comprendre les phénomènes qui les provoquent, c’est faire de la philosophie, et donc, selon Aristote, de la science. C’est une attitude critique, qui nous conduit à ne pas tenir pour acquis la réalité qui nous entoure, à ne pas nous contenter de l’opinion commune, de la doxa[3], mais au contraire nous pousse à nous interroger sur la cause de toute réalité sans recourir aux mythes ou aux superstitions pour expliquer ces phénomènes. La science, telle qu’Aristote l’entendait, devait retourner aux causes ultimes par une concaténation de raisonnements rationnels appelés « démonstrations » qui, selon Stagirita, doivent avoir la caractéristique de la preuve et de la certitude. A partir de véritables prémisses, ils arrivent à des conclusions tout aussi précises. En revenant de la prémisse à la prémisse, nous revenons à des propositions évidentes qui n’ont pas besoin d’être démontrées (Principe d’identité, non-contradiction et troisième exclusion). C’est donc la logique qui forme les inférences sur lesquelles s’appuient les énoncés scientifiques sur les phénomènes du monde. Bien qu’il soit un philosophe dédié à l’observation empirique de la nature, Aristote est profondément convaincu qu’il est nécessaire de revenir aux premières causes qui se trouvent en plus du monde physique et sont donc difficiles à observer de près (cause formelle, cause finale). D’où la procédure principalement déductive de la science aristotélicienne, qui a duré tout au long de l’Antiquité et qui a été faite sienne par la pensée médiévale. C’est précisément dans la nécessité d’aller « au-delà » du monde physique que se situe la limite de l’ancienne conception de la science : elle finit par être métaphysique et non plus une étude de la nature.
La philosophie de la nature
Si, dès la fin du Moyen Âge, il y a, avec Guillaume d’Ockham, une forte critique des concepts de cause et de substance, pierres angulaires de la science aristotélicienne, seulement avec la nouvelle conception de l’homme, de la nature et de la société, typique de la Renaissance, la connaissance commence un chemin complètement nouveau qui conduira à la science moderne, ou plutôt cette vision de la nature et son étude que l’on appelle encore la science. Avec la nouvelle vision de la Renaissance qui place l’homme au centre de l’univers et de la société, un intérêt renouvelé pour la nature naît et la recherche de ses secrets devient une nécessité absolue pour que l’homme puisse atteindre ses fins dans le monde. L’investigation naturelle est à la croisée des chemins de la Renaissance du XVIe siècle : d’une part la magie caractérisée par la vision de la nature comme un tout animé qui peut être pénétré soudainement avec même des moyens violents pour dominer les forces par des sorts et flatter comme on le fait avec un être animé. L’autre chemin qui suit, avec plus de fruit, l’investigation de la Nature de la Renaissance, est celui de la Philosophie Naturelle. La nature dans ce cas est considérée comme régie par ses propres principes, tous à découvrir. Après avoir rejeté la prétention de prendre d’assaut les secrets de la nature, l’idée que la nature révèle ses mystères à l’expérience fait son chemin : La domination de l’homme ne consiste que dans la connaissance : l’homme peut tout ce qu’il sait ; aucune force ne peut briser la chaîne des causes naturelles ; en fait, la nature ne peut être gagnée sans leur obéir[4].
Naissance de la science moderne
L’avènement de l’ère moderne, avec le développement des cités-États et l’éclosion des premières nations, a jeté les bases de la naissance de la science moderne. La nouvelle société bourgeoise du commerce et des échanges culturels et matériels se caractérise en effet par une complexité croissante. Les nouvelles exigences techniques poussent vers la recherche d’innovations fortes. L’écart entre les sciences théoriques et les applications pratiques, qui remonte à Aristote, est comblé par l’alliance entre scientifiques et techniciens. La naissance de la science moderne est aujourd’hui considérée comme un événement fondamental dans l’histoire de l’humanité.
D’un point de vue chronologique, elle a commencé avec la publication de Copernic (1543), le père de la nouvelle astronomie et théoricien de l’univers héliocentrique, « Sur les révolutions des étoiles célestes », et s’est terminée avec « Principes mathématiques de philosophie naturelle » de Newton en 1687. Tous les ferments de renouveau, élaborés à la Renaissance, trouvent leur chemin dans une révolution sans précédent de la pensée qui se produit, pour la plupart, dans cette période de temps. La nouvelle façon de comprendre la nature et son étude est synthétisée par Galilée. En lisant les travaux du grand scientifique italien, il ressort que la science a des caractéristiques bien définies : elle considère la nature comme un ordre objectif, qui n’a rien à voir avec des dimensions spirituelles ou anthropomorphiques. La présente ordonnance est régie par des relations de cause à effet régies par des lois immuables. Une autre caractéristique de la nouvelle science est d’être une connaissance expérimentale basée sur l’observation empirique de faits qui confirment ou infirment les hypothèses sur les lois naturelles. Le langage des sciences est mathématique parce qu’il est exprimé en termes quantitatifs (calcul et mesure) synthétisés dans des formules mathématiques.
Ces nouvelles connaissances ont donc la caractéristique d’être intersubjectives ou communicables à tous et accessibles à tous. Plus un savoir initiatique ou élitiste, mais ouvert à la compréhension et à la contribution de chaque homme. Le but de la science est de connaître les lois qui régissent cet ordre objectif qu’est la nature afin de dominer l’environnement environnant à des fins humaines. A partir de Galilée, donc, on met de côté la procédure scientifique essentiellement déductive qui, d’Aristote au rationalisme cartésien, avait imprégné la science, et l’autorité qui découle des écrits sacrés ou des théories des grands penseurs de l’antiquité fait définitivement défaut. La science pour Galileo ne doit se fonder que sur des expériences sensées et des démonstrations nécessaires[5].
Dès la fin du XVIe siècle, la distinction entre la philosophie et la science est donc devenue claire et visible. Avec le temps, ce fossé se creusera de plus en plus car la science a définitivement cessé de se demander « pourquoi des choses », propre à la spéculation philosophique, et s’est limitée à comprendre le « comment » des différents phénomènes observés. Cependant, la frontière établie entre la science et la philosophie est une frontière qui reste, au fil des siècles, perméable : non pas un mur mais une interface capable d’assurer des échanges et des contaminations entre les deux types de savoir. La réflexion philosophique sur la connaissance et surtout sur ce qui se présente comme » la vraie connaissance » (épistéme), se poursuit au fil des siècles. D’autre part, le modèle newtonien de la science, qui voit l’univers comme une grande machine à engrenages immuables, n’est capable que de certains des phénomènes que l’on peut observer dans la nature et, très vite, entre en crise. Néanmoins, la science en tant que connaissance vraie et utile reste en même temps le paradigme de référence pour toute l’histoire de l’Occident jusqu’à nos jours.
Depuis les Lumières, au XVIIIe siècle jusqu’à la fin du XIXe siècle, on a tenté d’étendre la méthode scientifique à des domaines toujours plus vastes de la société, jusqu’à la seconde moitié du XIXe siècle avec l’utopie positiviste du progrès scientifique illimité, capable de résoudre tout problème dans la vie de l’individu et de l’humanité entière, jusqu’à l’établissement d’une société scientifique planétaire. L’illusion du progrès indéfini de la science, cependant, entre définitivement en crise au XXe siècle, lorsque les réalisations de la technologie (les filles du progrès scientifique), montrent leur côté obscur. La science fournit à la technologie des moyens toujours plus raffinés et menaçants d’extermination massive, au point que, avec l’avènement de la technologie de guerre de type atomique, il est probable que l’humanité entière sera annihilée.
Le XXe siècle et la science
La science s’avère donc loin de résoudre un problème humain et entame une réflexion sur son statut et sa fonction de vérité. Dans les années 1920, philosophes et scientifiques se sont réunis à Vienne pour discuter de la relation entre la logique, les mathématiques et la vérité des propositions scientifiques. Le néopositivisme du Cercle de Vienne est né, qui réaffirme que la connaissance scientifique est la seule authentique : elle est la seule vérifiable par l’expérience (Schlick). La nouvelle méthode scientifique peut donc être caractérisée synthétiquement comme l’analyse logique des propositions et des concepts de la science empirique ; dans ce contexte, la raison se voit attribuer un rôle exclusivement analytique, de décomposition conceptuelle, puisqu’elle n’introduit pas de nouvelles connaissances : elle découle, au contraire, entièrement de l’expérience. Ce paradigme de savoir que toute nouvelle connaissance dérive exclusivement de l’expérience est cependant de plus en plus remis en question et le modèle cognitif basé sur l’induction est de plus en plus restrictif.